Il en avait vu tant, des bars. Des petits, des grands, des profonds, des qui ne pouvaient se résumer à de simples volumes. Partout en France, partout en Espagne, en Italie, en Allemagne, en Serbie, en Macédoine, en Turquie, en Belgique, en Thaïlande, en Angleterre. Partout où son foie avait mis les pieds. Voyez-vous, un type qui parcourt ainsi les bars est un type du genre de ceux qui ne lisent que des livres dits d’intellectuels et qui soudain, un polar de gare entre les mains, croient avoir trouvé le saint graal, au bas mot.
Les bars étaient un monde à part, on pouvait y entrer alors que le jour paradait comme un clown blanc, et en sortir à la nuit qui se vautrait dans l’absurde et le comique comme le tant attendu clown Auguste, celui qui enfin allait faire voler en éclats les cadres de la bienséance et de la respectabilité. Dans les bars se donnaient rendez-vous toutes les filles désirables du monde, non qu’elles fussent désirables en tant que telles, mais l’ambiance d’un bar les rendaient toutes uniques et merveilleuses, on pouvait soudain se permettre de les lorgner à foison et d’imaginer tous les formidables moments de tendresse ou/et de baise qui étaient finalement là, à portée de main, il suffisait de se lever, et c’était ainsi jusqu’à ce qu’un moins timide se lève et fasse fuir la demoiselle ou chez elle ou dans un lit étranger et rapidement baptisé (si tant est qu’il restât quelque naïf pour le croire encore vierge). Les bars étaient le désir et la frustration tous deux contenus en un seul regard.
Et bien sûr, les bières, les cocktails, porros, chupitos, les demis chargés de Niksić au bord du Danube et les verres de Mirabelle au bord de la Moselle. Les Gold Strike et leur goût de schnaps et de cannelle. Les alcools se triturant dans une semi obscurité complice, en écoutant du rock intégriste ou des accords débiles de punk débiles, détours obligés par les Hives ou autres (International) Noise Conspiracy.
La bière, bien sûr. On y ingurgitait, gorge déployée, de toutes les bières.
Le bar, c’était comme un concert, mais en mieux, le bar, c’était une solidarité alcoolisée incroyable avec ces potes anodins qui semblaient soudain proches comme jamais, ces regards brillants privilégiés. Désir des inconnus, amitiés des connus. Le bar, c’était cette ébriété qui faisait qu’à chaque instant on se disait qu’on allait se lever pour aller lui parler, à cette brune bouclée (c’était toujours une brune bouclée habillée en noir), et qu’on restait le cul assis sur un banc, une chaise, un pouf, un truc bizarre, au pire un cul, et le sien en l’occurrence.
Le bar, c’était l’effondrement des distances, l’effondrement des convenances, l’effondrement des réserves, le lieu de résistance face au monde du dehors qu’on voulait nous faire avaler, le monde de l’épargne, le monde de la concurrence. Dans le bar, avec les gens de bar, c’était des tournées sans y regarder, quitte à y claquer son RMI ou son pauvre salaire, c’était une communauté de joyeux drilles, une collectivité d’éthyliques, une autogestion de l’alcool malheureusement encore payant. C’était des chants révolutionnaires, même des périmés qui voulaient plus rien dire, on s’en foutait, on était dans le dedans, dans le bar, rien ne pouvait nous arriver, on n’était pas dehors, dans ce grand extérieur peuplé de flics et de lois.
Rédigé sur les coups de 6H du mat’ après une très enthousiasmante soirée, février 2004, instant d’idéalisme aveugle mais nécessaire.